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L’énigme d’Enmerkar
Amos quitta Béorf à contrecœur et partit seul de son côté vers la tour.
Le cœur gros, il réfléchissait aux reproches de son ami et se demandait sérieusement s’il n’avait pas un peu raison. Amos se demanda comment et quand il avait pu être blessant, autoritaire ou dominateur. Il revoyait dans sa tête certains événements qui auraient pu être déplaisants pour ses amis. Bien sûr, cette mission de porteur de masques était la sienne et elle ne concernait nullement ses compagnons. Pourtant, ces derniers avaient voulu se joindre à lui pour l’appuyer dans sa tâche. Il était donc un peu normal qu’Amos mène le groupe, qu’il suive d’abord l’appel de son destin sans nécessairement toujours demander son avis à chacun.
Le porteur de masques estimait beaucoup Béorf et ses reproches l’avaient chaviré. À tel point qu’il en oublia la faim et la soif et qu’il erra longuement en réfléchissant dans l’immense cité de toile.
Lorsqu’Amos reprit ses esprits, il était devant la grande porte d’El-Bab. Cette immense entrée aurait pu facilement laisser passer une bonne dizaine d’éléphants côte à côte. Elle donnait accès au temple, le rez-de-chaussée de la tour.
Une grande procession était sur le point de franchir les portes et les pèlerins attendaient avec impatience de voir défiler le grand prêtre. En cette dernière journée des grandes malédictions d’Enki, les fidèles avaient préparé la grande fête du nouveau monde pour célébrer la renaissance prochaine de tout le pays dans la lumière du dieu unique. Ce défilé inaugurait officiellement les festivités.
Ces cérémonies du renouveau allaient être lancées par la grande bénédiction d’Enmerkar au cœur du temple de la tour. Ensuite, suivant les traditions du pays, tous les hommes allaient symboliquement se fouetter avec des rameaux en bourgeons en se souhaitant mutuellement de bonnes récoltes. Les femmes, de leur côté, allaient accrocher des colifichets aux branches des arbres fruitiers en priant pour que la cueillette soit généreuse. Les filles promises pour le mariage allaient être aspergées de quelques gouttes d’eau de fleur d’oranger pour attirer sur elles la chance, alors que les futurs maris verraient leur demeure décorée de branchages et de rameaux épineux. En soirée, les fêtes se poursuivraient au son de la musique, dans le tintamarre des pèlerins excités. La partie la plus importante de ce rituel du renouveau serait l’offrande au prêtre. Chaque famille se devait d’apporter dans la journée un cadeau à Enmerkar afin que le prêtre prie Enki en sa faveur.
Les premiers fidèles de la procession débouchèrent soudainement dans une rue non loin du temple. Le défilé avait fait le tour de la cité et se préparait maintenant à investir la tour. Les dévots portaient des ornements sacrés faits de brocart et tissés de symboles divins. Certaines tenues d’apparat se composaient de capes de plumes et de vêtements de couleurs rouge et jaune, emblèmes de la royauté et du sacré. Des chants religieux s’élevèrent du cortège, et la foule de spectateurs se resserra de chaque côté de la route.
Amos, un peu perdu dans la foule, se hissa sur la pointe des pieds pour voir arriver la procession. L’ambiance était étouffante ! Tous serrés les uns contre les autres, les spectateurs des derniers rangs luttaient pour une meilleure place alors que ceux des premiers rangs cherchaient désespérément une bouffée d’air frais.
Juste à côté d’Amos, un vieil homme, incommodé par la chaleur, tomba dans les pommes en abandonnant une cage remplie de colombes dans les bras du garçon. L’homme s’effondra par terre et fut vite piétiné par la foule. Amos essaya de lui venir en aide, mais sans succès. Il resta avec l’offrande du vieux pèlerin entre les mains.
Puis la folie s’empara d’un coup de la foule alors qu’Enmerkar, debout sur un char décoré de fleurs et tiré par des esclaves, se présenta au bout de la rue. Des cris et des hurlements hystériques fusèrent de partout. Une fièvre mystique s’était emparée des fidèles alors que la procession approchait des grandes portes. Amos fut bousculé, poussé et brusqué comme jamais !
C’est à ce moment qu’une petite chèvre, fatiguée de se faire piétiner les sabots et exaspérée par l’attitude générale des humains, se cabra et décida de s’extraire de la foule à grands coups de cornes. La bête commença à faire le ménage autour d’elle sans que son maître ne puisse la calmer. L’animal en furie encorna quelques derrières de spectateurs, rua dans les genoux de certains autres, mordit à pleines dents les mollets de plusieurs fidèles et se libéra finalement de sa laisse. Elle fonça alors, tête baissée, droit devant elle.
Au passage, la bête fila entre les jambes d’Amos en déchirant son pantalon. Le tissu resta coincé dans une de ses cornes et le garçon fut propulsé vers l’avant, à dos de chèvre, directement dans le défilé. Chevauchant à moitié l’animal en furie et déséquilibré à cause de la cage de colombes qu’il tenait dans ses bras, Amos galopa de façon maladroite et disgracieuse jusque devant le char du grand prêtre.
Sous les rires et les applaudissements de la foule, le cavalier fit quelques pitreries involontaires en essayant de se libérer de sa monture. Luttant pour reprendre son équilibre, Amos lança dans les airs la cage de colombes qui atterrit brutalement dans la figure d’Enmerkar. Elle se brisa sur le nez du prêtre en libérant les colombes ! De nombreux « bravo ! » retentirent pour saluer cette performance clownesque.
Saignant abondamment du nez, le prêtre en furie se leva de son siège et hurla sa colère. Les spectateurs effrayés déguerpirent à toute vitesse en laissant vide l’entrée du temple. La foule se dissipa en quelques secondes.
Le pantalon d’Amos céda enfin et le garçon se détacha du dos de l’animal pour exécuter trois pirouettes aériennes et atterrir violemment face conte terre. Deux soldats s’emparèrent de lui et, sous l’ordre d’Enmerkar, lui assénèrent une bonne raclée. Étourdi et désorienté, le porteur de masques ne put rien faire pour se défendre. Il encaissa sans comprendre ce qui lui arrivait. Heureusement pour lui, le masque de la terre le protégea des coups de poing et des coups de pieds fatidiques qui auraient pu lui déchirer les organes vitaux. La protection accrue des deux pierres de puissance lui évita aussi la commotion cérébrale. Les soldats abandonnèrent Amos sur le sol, couvert d’ecchymoses et à moitié conscient.
Comme le grand prêtre entrait dans le temple d’El-Bab, ses yeux tombèrent par hasard sur l’énigme qu’il avait fait inscrire sur le mur.
« Tu dois chevaucher et ne pas chevaucher, m’apporter un cadeau et ne pas l’apporter. Nous tous, petits et grands, nous sortirons pour t’accueillir, et il te faudra amener les gens à te recevoir et pourtant à ne pas te recevoir. »
Un déclic se fit alors dans l’esprit du prêtre.
— Le garçon de tout à l’heure a chevauché la chèvre sans véritablement la chevaucher, pensa-t-il. Il galopait sur le dos de l’animal, un pied à terre et l’autre dans les airs… Hum… Ce gamin m’a ensuite lancé à la tête un cadeau qui s’est tout de suite envolé. Comme dans l’énigme, il m’a apporté un présent et ne l’a pas apporté en même temps ! De plus, devant les portes du temple, la foule l’a accueilli avec joie pour ensuite fuir à toutes jambes. Les gens l’ont reçu sans pour autant le recevoir !
Enmerkar réfléchit encore quelques secondes.
— Mais c’est impossible ! se dit le grand prêtre. Comment un jeune homme aussi fluet peut-il menacer à lui seul El-Bab et attenter à ma vie ?
En réalité, Enmerkar attendait l’arrivée prochaine d’un grand guerrier ou d’un terrible mercenaire. Il s’imaginait un ennemi dont les puissantes armées auraient envahi les terres environnantes et assiégeraient la tour. Quelqu’un qui arriverait avec force et fracas, défonçant les portes d’El-Bab et lui ordonnant de se soumettre ! Ou encore un puissant magicien, venu des lointaines contrées de l’Est ! Le grand prêtre était prêt à se battre contre un féroce adversaire aux pouvoirs surhumains et doté d’une force hors du commun, mais pas contre… un enfant !
Le grand prêtre hésita encore quelques secondes puis, se remémorant les événements qu’il venait à peine de vivre, relut l’énigme à voix haute. Il se dit :
— Pourquoi courir le risque ? Si ce jeune homme est vraiment une menace pour moi, il vaut mieux l’éliminer tout de suite. Soyons prudent !
Le grand prêtre se tourna vers un de ses soldats et ordonna :
— Qu’on amène le garçon de tout à l’heure dans mes appartements du septième étage ! Vous savez de qui je parle ? Celui que vous avez brutalisé à l’entrée de la tour. Attachez-le bien et déposez-le dans ma salle d’audience. Je m’occuperai de lui après la célébration des fêtes du renouveau.
***
— Mais où est-il ? s’inquiéta Béorf. Il devrait pourtant être là !
— Moi aussi, je suis impatient de le voir ! Mais chaque chose en son temps, dit Sartigan en essayant de calmer son élève.
— Je lui ai pourtant dit de me retrouver à l’entrée de la ville, juste après le poste de garde ! insista Béorf, à bout de nerfs. S’il lui était arrivé quelque chose, je m’en voudrais pour le reste de mes jours !
— Chez moi, on dit qu’avec du temps et de la patience, la feuille du mûrier devient de la soie, énonça Sartigan, très content de lui.
— Et qu’est-ce que cela veut dire ? questionna Béorf, un peu perplexe.
— En vérité, avoua le maître, je ne le sais pas. Mais je trouve cette phrase très jolie à dire dans votre langue. Enfin… Voici ce que je propose pour l’instant. Toi, tu vas aller donner à tes amis les provisions que nous avons rapportées. Ils doivent avoir très faim et très soif ! Pendant ce temps, je vais aller en ville. Je me propose de retrouver Amos au plus vite. Ensuite, je l’amènerai à sa mère et nous la libérerons ensemble de ses geôliers. Ce sera vite fait ! Sous le couvert de la nuit, nous irons vous rejoindre au-delà des pâturages, dans les collines. Qu’en penses-tu ?
Béorf soupira puis opina du bonnet. Il aurait voulu trouver Amos et s’excuser le plus rapidement possible de sa mauvaise attitude et de ses reproches un peu méprisants. L’hommanimal aurait voulu corriger lui-même la situation et faire en sorte de tout effacer, de recommencer à zéro. Mais Sartigan avait la meilleure solution et proposait un excellent plan. Après tout, le maître connaissait mieux la ville que personne et savait comment déjouer les gardiens d’esclaves.
— Très bien, soupira Béorf, résigné. J’irai rejoindre les autres et j’attendrai votre arrivée.
— Tu sais, mon jeune élève, enchaîna le vieillard avec humour, un ami c’est quelqu’un qui sait tout de nous… et qui nous aime quand même ! Amos te connaît bien et je sais qu’il t’a déjà pardonné.
— N’empêche que je me sens rempli de remords, avoua sincèrement le gros garçon.
— Alors laisse-moi te raconter l’histoire du tigre et du lion qui vivaient dans mon pays, commença Sartigan. Les deux félins étaient amis depuis longtemps, car ils s’étaient rencontrés très jeunes. Ils ne savaient pas que les tigres et les lions se méfient naturellement l’un de l’autre. Pour eux, leur belle amitié n’avait rien d’exceptionnel : elle était normale et simple, usuelle et commode. Ils vivaient ensemble dans la grande forêt d’un sage ermite et se prélassaient au soleil à cœur de jour. Par contre, malgré leurs affinités, ils étaient quand même différents et, par un bel après-midi, ils se disputèrent violemment. Le tigre insistait pour dire que le froid était causé par la lune qui passait de la « pleine lune » à la « nouvelle lune ». Le lion, à grand renfort de grognements, prétendait le contraire. La dispute prit alors d’énormes proportions et c’est le sage ermite qui trancha. Il leur dit que le froid arrive à n’importe quelle phase de la lune et qu’en réalité, c’était le vent venant du nord qui apportait avec lui les brises glacées. Ils avaient, pour ainsi dire, tous les deux tort. Le tigre et le lion s’étaient, en réalité, disputés pour rien. Mais ce n’était pas grave, car ils s’amusèrent longuement de cet incident et resserrèrent les liens qui les unissaient.
— Et alors ? demanda Béorf, incapable d’en tirer une conclusion par lui-même.
— Cette histoire, expliqua patiemment le maître, nous montre que la chose la plus importante n’est pas, pour des amis, d’avoir raison ou tort ! Elle est de vivre sans dispute dans l’unité. La température change… mais l’amitié reste.
— Donc, je n’ai pas à m’en faire…
— Va porter les provisions à tes autres amis, conclut Sartigan, je m’occupe de retrouver Amos et de libérer sa mère.